Le « trois et demi » de Jules Didot et les caractères microscopiques

C’est une maigre consolation : le confinement auquel nous soumet actuellement le Coronavirus nous offre l’opportunité de fouiller dans nos bibliothèques. Occasion de trouver et de lire les volumes mis de côté, de dépoussiérer les rayonnages et de remettre au jour quelques petits chopins oubliés.

Voici par exemple une trouvaille de brocante. Au fond d’un cadre abîmé, sous une plaque de verre brisée, un petit feuillet de papier de chine mesurant 105 mm de haut pour 97 de large. Il présente le Testament de Louis XVI dans un encadrement de double filet noir, et porte en pied la mention : « Imprimerie de Jules Didot aîné ».

Le Testament de Louis XVI imprimerie de Jules Didot, ca. 1823 (crédit : R. Jimenes)

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Le trois et demi

Ce document semble rare. Je n’en connais qu’un seul autre exemplaire, celui passé en vente le 25 octobre 2018 à Paris (chez Alde). Si le texte ne présente qu’un intérêt limité, ce feuillet est remarquable par l’extrême petitesse de sa typographie. Je compte 34 mm pour 20 lignes, ce qui équivaut à un corps 4,5. Mais l’interlignage semble un peu fort: de fines lames de plomb séparent les lignes les unes des autres pour aérer la composition.

Sortons la loupe micrométrique. Je compte 6 dixièmes de millimètre pour un o, 8 dixièmes pour un p, 8 dixièmes et demi pour un l. Du pied d’un q au haut d’un l, je mesure 11 dixièmes de millimètre. Le dessin de la lettre s’inscrit donc sur trois points de hauteur (1 point = 0,37 mm.). Si l’on évalue à un demi point les talus autour de l’œil, on peut estimer le corps du caractère, sans interligne, à trois points et demi.

Vue à la loupe micrométrique (graduation en dixièmes de millimètres)
(crédit : R. Jimenes)

Il s’agit là d’un spécimen du trois et demi de Jules Didot, gravé par Jean Vibert au début des années 1820.  Dans la notice nécrologique qu’il publiera à l’occasion de la mort du graveur en 1844, Alkan rapportera :

C’est à l’âge de soixante ans, lorsque ordinairement les graveurs ne s’occupent plus que de gros caractères, ou ne peuvent plus rien faire pour l’art, que M. Vibert termina sa carrière typographique en entreprenant, pour M. Jules Didot, la gravure d’un très-petit caractère, véritable chef-d’œuvre : le fils de Pierre Didot l’aîné imprima avec ce trois et demi le Testament de Louis XVI. Ces mêmes types furent encore employés à l’impression de toute la Charte constitutionnelle Belge. Ce caractère microscopique que l’on peut aussi appeler ophthalmique, à cause de son extrême petitesse qui fatigue l’œil, est d’une régularité admirable.

Source : Alkan l’aîné, « Nécrologie : Vibert (Jean) », Feuilleton du Journal de la librairie, 13 janvier 1844, p. 7-8 [en ligne]

Vibert étant né en 1763, la gravure du caractère peut être datée de 1823. Sa régularité est effectivement remarquable. De ce point de vue, le grossissement à la loupe, qui accentue les défauts, ne fait pas honneur au travail du graveur. Certaines capitales tanguent un peu sur la ligne, l’accent grave du à est décalé par rapport à la lettre… Néanmoins, à l’oeil nu, le résultat est aussi admirable qu’impressionnant.

Le trois et demi de Jules Didot vu de près. Noter le décalage de l’accent sur le à.
(crédit : R. Jimenes)

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Du g et du y : l’héritage de Pierre Didot

Pour ce véritable chef d’œuvre de précision, Jean Vibert est demeuré fidèle aux modèles qu’avait dessinés son maître Pierre Didot, le père de Jules. La lettre est d’un dessin assez classique. C’est une didone. Le contraste entre les pleins et les délié est très marqué, l’axe de la lettre est vertical, les empattements sont plats et filiformes. 

Mais le « trois et demi » présente des éléments encore plus caractéristiques. On y retrouve en effet le y et le g « réformés » que Pierre Didot avait introduits en 1815 et sur lesquels Jacques André a attiré l’attention en 2013 dans l’Histoire de l’écriture typographique [1]. Dans son édition du Petit Carême de Massillon (1815), premier volume d’une « Collection des meilleurs ouvrages de la langue française dédiée aux amateurs de l’art typographique », Pierre Didot avait en effet introduit un g minuscule dont la boucle inférieure rappelait la structure générale du G capital, et un y à barre inférieure strictement verticale. Ces innovations, qui n’ont guère eu de postérité, n’étaient pas purement gratuites. Dans l’avis au lecteur accompagnant le Petit Carême, l’imprimeur les justifiait :

Toutes les minuscules étant si évidemment formées des majuscules, ou capitales, que plusieurs même n’ont entre elles aucune différence; tels sont généralement l’o, l’s, le v, l’x, le z, j’ai dû chercher à les rapprocher le plus qu’il m’a été possible de leur véritable origine. Le g cependant m’ayant paru tellement altéré qu’on n’y pouvoit soupçonner aucune analogie avec son type primitif, et sa forme générale étant par-tout si bizarre qu’elle présente un plein irrégulièrement arrondi à la place des déliés horizontaux terminant chaque lettre et marquant la ligne, j’ai hasardé de corriger ce type. […]

Je me suis encore déterminé à faire un léger changement à l’y, dont voici le motif : il m’a paru inconvenant de donner à cette lettre, qui jusqu’à ce moment a toujours été reproduite de la même manière, la pente et l’inclinaison d’une lettre italique, lorsque dans le caractère romain tout est perpendiculaire, lorsque sa capitale, sur-tout indiquoit et devoit fixer son à-plomb.

Source : Pierre Didot, « L’imprimeur au lecteur », dans Massillon, Petit Carême, 1815, p. VII-VIII (fac-similé en ligne sur le site de Jacques André).

En digne successeur de son père, Jules Didot reste donc fidèle à ces innovations, qu’il conserve dans le trois et demi qu’il commande à Vibert.

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D’autres caractères microscopiques

Au moment où Vibert grave cette lettre pour le compte de Jules Didot, un autre « caractère microscopique » est en préparation.

En 1823, Henri, cousin de Jules au second degré, imprime le spécimen de son « Caractère demi-nompareille gravé et fondu par Henri Didot, inventeur de la fonderie polyamatype » [2]. Ce caractère, réputé le plus petit jamais gravé manuellement, équivaut à un corps 3. Henri Didot ne s’en servit guère qu’en 1827-1828 pour une série de livres de tout petit format (in-64), aujourd’hui très prisés des amateurs, parmi lesquels se trouvent les Maximes de La Rochefoucauld (1827), Don Quichotte (1827) ou les Opera d’Horace (1828).

Ces œuvres permirent à Henri Didot de bénéficier d’une publicité considérable. Un encart publié en 1828 vante les mérites de sa nouvelle fonte :

C’est le dernier degré de ténuité auquel il soit permis d’arriver et M. H. Didot qui a voulu lutter avec les Anglais même, dans ce genre qui se recommande par un intérêt de curiosité, a laissé ses rivaux loin derrière eux.

Publicité pour l’édition d’Horace publiée par Henri Didot en 1828 (source : Googlebooks)

Le « trois et demi » de Jules Didot et le « caractère microscopique » de Henri Didot, strictement contemporains et de corps relativement proches, ont parfois été confondus. On les distingue pourtant sans peine en examinant les formes du g et du y.

On peut toutefois s’interroger sur la fonction exacte de ces lettres, véritables prouesses de gravure et de fonte, qui ne connurent pourtant aucun succès commercial. Comme la perle de Luce un siècle plus tôt, les caractères microscopiques des Didot furent « merveilleusement inutilisables » [1]. Presque impossibles à composer ou à distribuer, ils servirent avant tout de vitrine à une nouvelle génération d’imprimeurs de la famille Didot, soucieux de se distinguer à leur tour dans les domaines où avaient excellé leurs parents.

Notes

[1] Jacques André et Christian Laucou, Histoire de l’écriture typographique. Le XIXe siècle français, Gap, Atelier Perrousseaux, 2013

[2] André Jammes, Les Didot. Trois siècles de typographie et de bibliophilie, Paris, 1998, n° 67.