Misère d’un « bêcheux » de Bréhémont en 1756
Au XVIIIe siècle, le val de Bréhémont est regardé comme l’une des plaines les plus fertiles de la province de Touraine. La terre y est si précieuse qu’elle est sans cesse divisée au gré des successions, chacun restant attaché à la part qui lui revient. Ainsi s’explique le caractère parfois très morcelé du parcellaire tel qu’il apparaît sur le cadastre de 1813. Du fait de la superficie très modeste des parcelles cultivées et de la lourdeur de la terre, on n’utilise pas le cheval: ce sont des « terres que l’on façonne à la pelle ». En 1832 encore, au témoignage du maire, les cultivateurs de Bréhémont ne possèdent aucune charrue : « tout se bêche à la pelle ». Ici, le fermier est donc d’abord un « homme de peine », un « laboureur à bras », autrement dit : un « bêcheur ».
Si les terres sont fertiles, les cultivateurs ne vivent pourtant pas toujours dans l’opulence. C’est ce dont témoigne l’inventaire des biens du fermier Mathieu Houdin, établi le 28 mai 1756.
Il ne s’agit pas d’un inventaire après-décès : Houdin est veuf, mais il est bien vivant. De son mariage avec Marie Bessé, il lui reste deux jeunes enfants (qui portent les mêmes prénoms que leurs parents : Mathieu et Marie). Tous les deux sont mineurs au moment de l’établissement de l’acte.
Cet inventaire frappe par sa brièveté et par la valeur très faible (et, pour tout dire, dérisoire) du patrimoine qui y est décrit. On ne s’étonnera pas que la maison ne compte qu’une seule pièce – c’est une situation courante dans le val de Bréhémont. Mais on peut en revanche être légitimement surpris de tout ce qui fait défaut dans le mobilier énuméré:
Dans la cheminée, une crémaillère, mais nulle mention des chenets qui devraient supporter les bûches. Pour toute vaisselle, deux petites marmites, trois pots de terre et une cruche (la « buie »).
La couette, les draps, le traversin sont mentionnés ; ils représentent à eux seuls 40% de la valeur de l’ensemble des biens. Pourtant, Houdin ne semble pas posséder de lit, et sa paillasse paraît être posée directement au sol.
Le mobilier se limite à deux coffres de noyer et une maie de chêne « à demi pourrie ». Il n’a ni table, ni chaise, et prend probablement ses repas assis sur l’une des maies. Dans celles-ci, nulle trace de linge, de draps ou d’un quelconque objet de valeur…
Que reste-il à ce bécheux qui vit, à l’évidence, dans une profonde misère ? Des outils de travail. D’abord, le rouet à filer de sa défunte épouse, qu’il a pieusement conservé. Mais surtout, les ustensiles qui lui permettent d’exploiter la modeste parcelle dont il dispose et de vendre sa force de travail aux propriétaires plus riches du voisinage. L’inventaire énumère ainsi tour à tour deux pelles, une bêche, une serpe, deux faux, des fléaux, deux faucilles et une hotte à vin, modeste outillage qui représente pourtant près de 20 % de la valeur totale du patrimoine.
Mathieu Houdin n’est pas seulement pauvre, il est carrément aux abois. Sommé de « déclarer l’argent comptant qu’il pourroit avoir et ce qui luy peut estre du », il affirme n’avoir « aucun argent comptant, aucune obligation ny billets » sinon quelques journées de travail qui lui sont dues « d’un costé et d’autre » pour environ 100 sous (5 livres). Mais il précise immédiatement que cette somme n’est rien à côté de ce qu’il doit à ses créanciers, et notamment aux collecteurs d’impôts (les « collecteurs du sel et de la taille » )…
Cette ultime précision nous permet de comprendre ce qui pousse Mathieu Houdin à faire dresser l’inventaire de ses possessions et à préparer ainsi la dissolution de la communauté qui le lie à ses deux enfants : il s’agit de protéger le maigre patrimoine des petits, en déterminant, sans attendre leur majorité, la part de l’héritage de leur mère qui leur revient. Sans cette précaution, leur patrimoine courrait le risque d’être « mangé » par les créanciers de leur père… On devine que Jean Buron, « oncle maternel desdits enfants », et René Davonneau, leur cousin germain, tous deux témoins de l’inventaire, ne sont pas étrangers à l’affaire. Jouant probablement un rôle de tuteurs auprès des enfants, ils ont pu inciter (voire contraindre) Mathieu Houdin à procéder de la sorte.
Nota. Un dénommé Mathieu Houdin sera mentionné le 16 mars 1766 parmi les villageois qui participent au sauvetage de la cargaison d’un chaland lors d’un naufrage à Bréhémont. J’ignore s’il s’agit du père ou du fils (devenu grand à cette date).
Transcription
L’an mil sept cent cinquante six, le vingt huitieme jour de may, avant midy, par devant nous, notaire royal ès ressorts de Chinon et Langeais, residant en Brehemon, soussigné, fut présent en personne Mathieu Houdin, fermier, demeurant en Brehemon, paroisse de la Madeleine,
Lequel, voulant dissoudre la communauté d’entre luy, Mathieu et Marie Houdin, ses enfants mineurs, et de deffunte Marie Bessée, sa femme, nous a requis de nous transporter au lieu de sa demeure, à l’effet de faire inventaire et description des effets quy y peuvent estre, et de les rendre certains, ce que lui avons accordé.
Et estant en laditte maison, a demye lieue de nostre domicille, a esté procéddé audit inventaire. Et les meubles et effets appreciés par Joseph Renault et Marin Prestreau, fermiers demeurant audit Brehemon, nommés et convenu pour faire laditte estimation, apres que nous avons d’eux pris le serment au cas requis, par lequel ils ont juré et affirmé de faire ladicte estimation ou apreciation au juste et en consiance de la manière quy suit, en la presence et assistance des nommés Jean Buron, fermier, oncle maternel des enfans dudit Houdin et du nommé René Davonneau, cousin germin desdits enfans, tous demeurants susditte paroisse de Brehemon, les plus proches parents maternels de Marie Houdin et Mathieu Houdin, enfant mineurs de laditte deffunte Marie Bessée et dudit Mathieu Houdin, pour cet effet mandés et deument soumis.
– Premièrement, une cremaillere, estimée quinze sols, cy 15 s.
– Plus une couette de lit de plume d’oye, un traversin avec la couchette, un drap de grosse thoille, le tout estimé dix huit livres, cy 18 l.
– Plus un coffre de bois noyer estimé neuf livres, fermant à clef, cy 9 l.
– Plus un autre coffre de bois noyer sans clef estimé quatre livres, cy 4 l.
– Plus une mette* de bois chesne a demye pourrie, estimée vingt sols, cy 1 l.
– Plus un rouette à filer, estimé trante sols, cy 1 l. 10 s.
– Plus deux pelles et une beche, estimée cinquante sols, cy 2 l., 10 s.
– Plus deux petittes marmittes, trois pots de terre, une buye**, le tout estimé vingt sols, cy 1 l.
– Plus une cerppe, estimée 20 sols, cy 1 l.
– Plus deux faux à faucher herbe, les battements, une pierre à esguiser, le total estimé trois livres, cy 3 l.
– Plus deux vieux futs de poinçons enfoncés, estimés vingt sols, cy 1 l.
– Plus un mauvais rouette, une haute à vin, deux faucilles et une casette, estimé le total quarente sols, cy 2 l.
Montant 44 livres, 1 s.
Qui sont tous les meubles et effets trouvés dans la maison dudit Houdin, lequel a declaré n’en avoir aucuns autres. Ce fait, lesdits Buron et Davonneau, oncle et cousin desd. mineurs cy dessus dénommés ont interpellé ledit Mathieu Houdin de déclarer l’argent comptant qu’il pourroit avoir et ce quy luy peut estre dubt, mesme de reporter les titres, papiers, cedulles et obligations sy aucuns il a.
Ledit Houdin a dit n’avoir aucun argent comptant, aucune obligation ny billets, qu’il luy est seulement dubt quelques journées d’un costé et d’autere pour environ cent sols, mais qu’il doit bien davantage a messieurs de La Fontaine de Follin***, ainsy qu’aux collecteurs du sel et de la taille de cette paroisse de Brehemon.
Jugé, fait et arresté le present inventaire en la maison dudit Mathieu Houdin, en presence desdites parties et des desnommés Martin Deroit, fermis et de Jean Girard, aussy fermier, demeurant ditte paroisse de Brehemon, tesmoins. Lesdits Mathieu Houdin, Joseph Renault et Marin Presteau, Jean Girard, Jean Buron et de René Davonneau ont déclaré ne savoir signer de ce anquis.
Archives départementales d’Indre-et-Loire, 3E17/58 (transcription : R. Jimenes)
* Mette : variante de maie (coffre de bois)
** buye : variante de bue (cruche à hanse, à large panse)
*** Les La Fontaine de Follin, chevaliers, sont seigneurs de la Plousterie au début du XVIIIe s.