Naufrage en Loire (n° 2) : « un pied d’arbre que la dernière crue avoit roulé »

J’ai relaté dans un billet précédent la mésaventure arrivée à Claude Michon et Étienne Lancelot, mariniers d’Orléans, qui firent naufrage à Bréhémont au mois de mars 1766. En construisant à la hâte des chèvres à l’aide de poutres et de cordages, ils étaient parvenu à maintenir leur navire à flot et à sauver, avec l’aide d’une trentaine d’habitants du village, une partie de la cargaison de blé et de farine qu’ils transportaient. Quelques mois plus tard, un autre équipage va connaître, au même endroit, une mésaventure encore plus grave.

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L’approche de l’hiver n’empêche pas les bateaux de voguer. En ce mois de décembre 1756, Louis Delanné, marinier de Tours, et son équipage descendent la Loire avec deux chalands. Comme ceux de Michon et Lancelot, ses bateaux sont chargés de blé et de farine en provenance de Beauce et à destination de Nantes. La descente s’effectue paisiblement, les deux chalands étant couplés à l’aide de cordes. Passé La-Chapelle-aux-Naux, le convoi parvient au bourg de Bréhémont, à hauteur du « port Auger ». Soudain, « dans le moment où il se croyoit le plus tranquil et en sureté », l’un des deux bateaux de Louis Delanné heurte avec force un obstacle. L’arrière se fracasse et l’eau pénètre dans l’embarcation, qui coule « dans moins d’un instant ».

Delanné appelle au secours. Mais Étienne Frebot, marinier de Saumur, dont le convoi passe au même moment, ne parvient pas à s’arrêter pour lui venir en aide. Delanné n’a que le temps de « couper les cordes de couplage qui tenaient penché l’autre batteau et luy faisoient encourir le mesme événement » avant de voir sombrer son chaland et toute sa cargaison.

Le bateau ne s’enfonce pas à plat dans le lit du fleuve, mais obliquement, « presentant son costé penché au courans des eaux, lesquelles emportent la couverture du bled, ses cordages, planches, oustillement ». La cargaison elle-même, et les « cotterets » d’osier qui la retiennent s’en vont au fil de l’eau. Delanné a perdu son bateau principal, qui coule en emportant « le peu d’argent qu’il avoit », « ainsi que sa provision de vin ». Comble du malheur, le bateau, lui-même, est irrécupérable, car il a sombré en plaçant la carrée dans l’axe du courant, et « l’eau charge si considérablement qu’il ne poura resister à sa rapidité ».

En cet après-midi, de nombreux Bréhémontais circulent sur la levée. L’accident s’étant produit à la hauteur de l’auberge de la Croix Blanche, une foule de témoins en discutent dans le froid. Le notaire requis pour dresser le procès-verbal de l’accident n’a aucun mal à obtenir confirmation du récit du marinier, que corroborent de nombreux villageois. Parmi les témoins figurent deux des personnalités les plus notables du village : Jean-Gatien Hubert, prêtre de la paroisse, et Nicolas Bunault de Rigny, mousquetaire de la première compagnie du Roi, seigneur de la Grand-Maison. On notera que parmi les témoins se trouve Pierre Charetier, « facteur de monsieur Mansant, entrepreneur des ouvrages du Roi » **, qui avait déjà assisté au naufrage du chaland de Michon et Lancelot au mois de mars, et dont la présence récurrente sur la levée de la Loire s’explique par le fait qu’il est chargé de l’entretien des levées sur cette portion du fleuve.

Après audition des témoins, le notaire monte à bord d’une barque pour effectuer ses propres constatations. Il trouve le navire coulé, déplore la perte de la cargaison, et annonce que le bateau « risque d’estre totallement perdu, la chute rapide s’entonnant dedans ». La nuit interrompt les constations. Lorsqu’elles reprennent, le lendemain matin, la carrée du bateau a été emportée et ce qui reste du chaland est poussé par le courant : en une nuit, l’épave a ainsi avancé de douze pieds (3,5 m).

Des sondages effectués à l’aide d’une perche par plusieurs mariniers permettent de déterminer la cause du naufrage. Comme pour celui arrivé au mois de mars au convoi de Michon et Lancelot, c’est un tronc d’arbre « que la derniere crue de la riviere de Loire avoit roullé » qui est à l’origine du drame.

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** Note. Selon Serge Brosseau, que je remercie pour ces informations, Claude Mansant, ingénieur des turcies et levées, habitait à Tours, paroisse Saint-Hilaire ; il possédait une maison « en » Bréhémont aux Caillères, mais logeait parfois à l’auberge de l’écu. Le site de sa maison existe toujours mais il a été profondément modifié et est devenu inhabitable.

Transcription

Le quatre decembre mil sept cent soixante six, sur les quatre heures apres midy, par devant le notaire royal en Touraine des baillages de Chinon et de Langeais, residant dans le Bréhémon [sic] sousigné, a comparu en personne Louis Delanné, voiturier par eau demeurant ville de Tours, paroisse de Saint Clément.

Lequel a exposé qu’il a chargé à Orléans en trois batteaux soixante et deux muits une mine de bled froment nouveau, mesure d’Orléans, bien houtré (?) et conditionné ainsi qu’il résulte de sa lettre de voiture à nous représentée et remise audit Delannée, laditte lettre de voiture expédiée à Orléans par le sieur Brault, negotiant, proprietaire du mesme bled le quinze novembre dernier, pour estre laditte quantité de bled livrée au terme de ladite lettre de voiture au sieur Deronnais, aussy negotiant a Nantes, à huit jours de planches ;

Que sur les trois heures et demie du soir, c’est-à-dire qu’il y a une demie heure, il est arrivé à un de ses batteaux le plus chargé dudit bled vis-à-vis la rue du Fourg, autrement le port Auger, sur la paroisse de la Magdeleine de Brehemon, vers le milieu du cours des eaux de la riviere de Loire, passage ordinaire des grands batteaux, sur les limittes et confins des baillages de Chinon et de Langeais, l’accident le plus facheux :

Ce batteau qui estoit couplé a été fracturé si considérablement au fond vers la carrée que dans moins d’un instant, l’eau l’a rempli et coullé au fond, où il est actuellement penché sur le costé, presentant son costé penché au courans des eaux, lesquelles emportent la couverture du bled, ses cordages, planches, oustillement, soulevé tellement et moulié le bled que les cotterets qui le soutenoient (?) commencent à partir ;

Qu’il s’est écrié au secours sans pouvoir en obtenir ;

Et que pour comble de son malheur, le peu d’argent qu’il avoit sera perdu, ainsi que sa provision de vin, et mesme le batteau sur le bout de la carré duquel l’eau charge si considérablement qu’il ne poura resister à sa rapidité ;

Qu’un nombre assez considérable de personnes se sont trouvéz passants sur la levée de Brehemon au mesme instant de l’avary, qui a été si subit qu’il a eu a peine le tems de couper les cordes de couplage qui tenoient penché l’autre batteau et luy faisoient encourir le mesme evenement ;

Qu’il pouvoit y avoir dans le batteau avarié environ vingt cinq muid dudit bled, et que le surplus estoit en sureté et à couvert de danger ;

Que ce malheur luy estoit arrivé dans le moment où il se croyoit le plus tranquil et en sureté ;

Qu’il ne savoit pas, et ne pouvoit savoir ce qui avoit occasionné la fracture a son batteau, mais que ce ne pouvoit estre qu’un baston cassé, un pots ou piere, ou quelque grosse racine d’arbre, sur quoy le mesme batteau avoit passé ;

Que dans le moment, l’effort avoit été entendu des spectateurs parmy lesquelles sont des personnes très respectables, et de distinction, qui sont en état d’attester la verité des faits ;

Et qu’il a ouï dire que s’etoit un pied d’arbre que la derniere crue de la riviere de Loire avoit roullé à l’endroit cy dessus ;

Que ledit Delanné desirant rendre les mesmes faits plus autentiques, il a requis notre transport sur ledit lieu, où estant arrivé avec luy s’i sont trouvé les sieurs René Hubert, marchand, René Rolland, tailleur et fabricier, Pierre Charetier, facteur de monsieur Mansart, entrepreneur des ouvrages du Roy, René Blottin, tambour (?), Morain Collepeau, Louis Jean Henri, Louis Carré, marchand, et une foulle d’autres personnes habittans de ladite paroisse de la Magdelaine de Brehemon.

Interrogé ces particuliers quelles sont les personnes respectables dont ledit Delannée a entendu parler, ont répondu que s’etoit Messire Nicollas Bunault de Rigny, mousquetaire de la première compagnie du Roy, seigneur du chasteau de la Grand Maison et autres lieux, demeurant ordinairement ville de Paris, paroisse de Saint Sulpice, de présent audit château de la Grand Maison situé près ledit lieu de l’avarie, et Maitre Jean Gatien Hubert,  prêtre desservant ladite paroisse de la Magdelaine de Brehemon, chez lesquelles personnes ayant été introduit, nous leurs avons fait lecture de tous les faits ci-dessus, qu’ils nous ont déclaré sinceres et veritables, et le tout s’estre passé en leur presence.

A l’egard des particuliers ci-dessus, la majeure partye nous ont fait les mesmes declaration que le dit seigneur de Rigny, et ledit maitre Hubert, et les autres qu’ils avoient vu de loin l’eau emporter les soutrés de cottret, paille, vin, cordage et planches, et le batteau couller au fond, et qu’il y avoir bien d’autres personnes qui avoient dubt voire encore mieux qu’eux parce qu’ils avoient sorti avant eux de l’auberge de la Croix Blanche, mais qu’ils s’en estoit allés a cause du froid. Qu’ils leur ont entendu dire de plus tout ce qui est porté ci-dessus, dans l’intervalle du tems qu’il nous a fallu pour aller recevoir les declarations dudit seigneur de Rigny et dudit Me Hubert, savoir a Jean Henri, René Herpin et Charles Demult, fermiers demeurant ditte paroisse de la Magdelaine de Brehemon, les choses telles qu’elles sont mentionnées par la remontrance dudit Delanné.

Nous nous sommes ensuite embarqués avec nos tesmoins dans la petitte barque dudit Delanné, ou après avoir été avec des bâtons sonder le fond en dedans dudit batteau avarié, nous n’y avons trouvé que peu de bled qu’il n’etoit pas possible de tirer de l’eau, a cause de sa rapidité, laditte eau courrant passant deux pieds au dessu du bord du batteau, et par sur l’autre bord d’un pied. Et que le mesme batteau qui est de travers court risque d’estre totallement perdu, la chute rapide s’entonnant dedans. La nuitte estante survenue, nous nous sommes retirés et remis a demain, neuf heures du matin, la continuation du present proces verbal, et prendre de plus amples connoissances des faits, entendre les autres parties et dresser le surplus du present acte. Et ont ceux qui savent signer signé, les autres ont déclaré ne le savoir, de ce anquis.

[signatures]

Et le cinq decembre mil sept cent soixante six, sur les neuf heures du matin, nous, nottaire royal susdit et soussigné, en conséquence de la requisition, du jour d’hier sommes transporté audit lieu a l’effet de continuer le present proces verbal ci-dessus, et des autres part, où estant a comparu ledit Delanné, accompagné de ses trois hommes de batteau avariez, lesquelles ainsi que les autres hommes qui leur aidoient nous ont declaré que ledit batteau dans lequel il n’a resté aucuns bled n’y autre effets a le bout de la carrée emporté, que le surplus vient peu à peu, et est venu de douze pieds, et qu’ils ont touché dans l’eau le pied d’arbre qui a causé l’avarye sur lequel il n’y a pas deux pied d’eau.

Est survenu audit lieu le sieur Estienne Frebot marinier demeurant ville de Saumur, paroisse de Nostre Dame de Nautilly, lequel a declaré que ses batteaux sont à deux portée de fusil dudit lieu, que le hasard le fit trouver s’en allant du bourg de Brehemon a ses batteaux hier sur les trois heures et demye du soir, et qu’en passant il vit ledit Delannée qu(il ne connoit pas, qui s’escrioit au secours, qu’il entendit l’effort du batteau, et le vit couller au fond de l’eau, et ledit Delannée en danger de perir luy mesme, parce que le poids du batteau avarié precipitoit le sien, c’est-à-dire celui où il étoit ; que la toue de devant n’etoit pas elloignée, mais qu’il ne fut pas possible de leur donner aucun secours, l’accident ayant été trop subit, et qu’il a veu des cordages et bien d’autres effets du batteau s’en aller parce qu’ils etoient occupé à garrentir les deux autres batteaux ; qu’il s’en fut avec bien d’autres personnes qui etoient presents dont il ne connoit pas le nom, et qu’il vient de voire le mauvais etat dudit batteau dont la coue (= arrière) est emportée, n’y ayant point de bled dedand, et le pied d’arbre qui est cause du malheur qu’il n’a pu voir, mais qu’il a touché avec un baston, et sur lequel l’eau passe d’environ deux pieds ; que ledit Delanné doit etre a couvert de tout reproche, ayant fait pour la garentie de la marchandise tout ce qu’il pouvoir faire dans la conjoncture.

Desquelles declaration, requisition et avary, ledit Delannée nous a requis le present acte, que nous luy avons octroyé sur led. lieu, pensance de François Maillard, menuisier, et de Martin Pean Bastien, fermier demeurant ditte paroisse de la Magdelaine de Brehemont, tesmoins à ce requis, ledit Delanné, ses hommes et autres present ensemble les tesmoins ont declaré ne savoir signé de ce anquis, fors les sousignés.  

Archives départementales d’Indre-et-Loire. Minutes de Charles-René Herpin, 3E17/54 (transcription : Rémi Jimenes).